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FLOTTAGE sur l'Yonne ( 2ème partie ) - les trains de bois -
Les trains de bois: construction et navigation
Les trains de bois sont confectionnés à Clamecy dans les chantiers de flottage. Là, plus qu'ailleurs une main d'oeuvre hautement qualifiée est nécessaire car il s'agit non pas d'un simple assemblage de troncs, de grandes pièces de bois rigides et cohérentes mais de bûches coupées à 1m14, un assemblage de petites pièces qu'il faut transformer en un immense radeau souple mais bien solide. Chaque train a une longueur de 70 à 75 mètres pour une largeur de 5 mètres. Les longues perches de chêne, d’orme ou de charme de 5 mètres encadrent le train qui est entièrement maintenu par un très astucieux système de lianes souples, les rouettes (1).
Chaque atelier se compose de six personnes qui mettront environ une semaine pour mener à bien la confection d'un radeau. C'est le flotteur conducteur du train de bois qui est responsable de l'atelier et dirige les opérations. Un train est formé de deux parties que l’on assemble en souplesse à l’aide de « rouettes », juste avant le départ.
S'élance alors le flotteur ou compagnon de rivière, debout, seul à l’avant, de jour comme de nuit, sur cet immense radeau, accompagné à l’arrière par un "gamin" âgé de 12 à 14 ans, le p’tit homme d’arrière (2) qui aide à la manoeuvre sur la partie la plus périlleuse du trajet entre Clamecy et Auxerre, 50 kms de rivière encore sauvage (3) et 23 pertuis (4) à franchir.
Le récit suivant de Claude Tillier dans le journal l'Association du 18 avril 1841 donne un idée du danger que représente le passage de ces pertuis.
"Les deux flotteurs, l'un à la tête, l'autre à la queue du train, se laissent emporter à travers les tourbillons. Au moment où le train remplit de son volume l'étroit passage du pertuis, l'eau ne trouvant plus d'issue libre, bouillonne davantage, s'amoncèle en grondant à l'arrière du train, le pousse, pour le précipiter dans la grande fosse, le soulève en relevant l'arrière à un mètre de hauteur et retombe avec lui, en formant une vague semblable à celles du littoral de la mer.
Ci dessous un dessin de Jean-luc Hiettre , illustrateur du roman graphique Le Grand FLeuve (6)
Il faut une grande adresse et une longue habitude pour franchir ces courants, ne pas briser les liens des bûches. Il est là, sur la surface rase de son train, les pieds dans l'eau, le ciel sur la tête, s'en allant comme un insecte embarqué sur une écorce à la merci du fleuve. Autour de lui tout est noir, et le ciel, et la terre, et l'eau, et son train; il ne sait plus où finit l'étroit plancher qui le porte; il ne distingue plus les pertuis; le bruit des flots qui se précipitent par ces étroites portes, l'avertit seul de leur présence.
Il est près des ponts et il ne les aperçoit encore que comme une barre de roches qui lui ferme le passage; s'il dévie un peu trop à droite ou un peu trop à gauche, le train se brise et l'homme ainsi que le gamin sont perdus; ainsi on retrouve des sépultures dans quelques cimetières du rivage".Encyclopédie méthodique - arts et métiers mécaniques 1784
Cet immense radeau de bois atteint ainsi Paris en quatre ou cinq jours, souvent plus, selon le flot. Après l’accostage, les compagnons de rivière rentrent à Clamecy à pied en quatre étapes de 52kms. Ils rapportent au pays les nouvelles fraîches de la capitale et l’écho des derniers mouvements revendicatifs.
A Clamecy, les flotteurs forment une véritable communauté. Ils sont établis depuis des décennies entre l’Yonne et la colline dans le faubourg de Bethléem à deux pas des ports où s’arrête le bois. Ils y vivent dans l’inconfort et les conditions d’hygiène précaires. Romain Rolland dans « Colas Brugnon » les décrit comme « des Gaulois authentiques, hardis de langue et du poing, frondeurs, bavards, braillards » (5)
Les mouvements sociaux de 1830 à 1848, ainsi que l’insurrection de 1851 qui se termina par des déportations en Algérie et à Cayenne sont là pour témoigner de la force de caractère des flotteurs et de leurs convictions républicaines.
(1) les rouettes : sorte de liens souples et solides formés par les rejets trempés de chêne, d’orme ou de coudrier.
(2) le petit homme d'arrière est un "gamin" entre 12 et 15 ans, un apprenti qui deviendra peut-être flotteur à son tour s'il en a la force, les compétences et le courage. Il accompagne le train jusqu'à Auxerre puis il repart à pied pour rejoindre Clamecy et accompagner un nouveau train.
(3) l'Yonne et la Seine ne seront canalisées qu'en 1880, alors les flûtes de Bourgogne ( des bateaux de canal propulsés par halage qui apparaissent à la suite de l'ouverture des canaux bourguignons) pourront descendre avec chacune 150 tonnes le bois jusqu'à la capitale, ce qui signe la disparition des trains de bois .
(4) le pertuis est une passe fermée par un barrage composé de palettes en bois serrées les unes contre les autres. Lorsque la retenue d’eau est jugée suffisante, on pousse les trains de bois au milieu du courant et on ouvre la passe en enlevant les palettes. L’eau se précipite dans la large fosse creusée sous le pertuis. Elle crée alors, en amont, un rapide courant où les trains de bois sont violemment précipités.
(5) Romain Rolland, écrivain, né en 1866 à Clamecy, mort en 1944 à Vézelay, écrit en 1919 Colas Brugnon, une chronique de la vie quotidienne en Bourgogne; il a eu le prix Nobel de littérature en 1915.*
(6) Les quelques illustrations de cet article viennent de la Bande dessinée "Le grand Fleuve" tome I , éditée en 1990 par les éditions Dupuis et rééditée par les éditions Paquet en septembre 2015.
Les dessins de ce roman graphique ( nouveau vocabulaire pour désigner la bande dessinée)
sont de Jean-Luc HIETTRE, les textes de Serge AILLERY
En Forêt d'Othe aussi
Ce panneau, planté près des étangs de Saint-Ange par l'ONF rappelle la participation éphémère (entre 1780 et 1830) du Ru de St Ange au flottage "à bûches perdues" du bois, entre le port-au-bois de Villeneuve-sur-Yonne et la Capitale.
A Paris, le besoin accru de bois de chauffe et de four (la consommation a triplé entre 1730 et 1780) amène trois négociants du Villeneuvien à exploiter la forêt d'Othe et ses étangs (7). Ainsi le ru de Saint-Ange, maigre ruisseau qui descend des étangs du même nom, va être aménagé dans les années 1780, entreprise coûteuse, ceci au grand dam des paysans riverains qui voient leurs pâtures et les chemins qui y mènent périodiquement dévastés par le passage précipité des bûches qui arrivent en vrac au port de Villeneuve-sur-Yonne. Elles y sont assemblées en train, tout comme leurs "collègues" du Morvan. Ceci jusqu'en 1830 où le flottage sur le ru de St Ange est définitivement abandonné.
(7) Bernard Labesse : "Le ru et les étangs Saint Ange : une éphémère entreprise de flottage pour l'approvisionnement en bois de Paris aux XVIIIe et XIXe siècles". Ed "les amis du Vieux Villeneuve"
1ère partie: flottage sur l'Yonne - à bûches perdues
3eme partie: Fin du flottage à bûches perdues sur la rivière Yonne
4eme partie: flottage sur l'Yonne - l'insurrection de 1851 à Clamecy
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Commentaires
Un grand bravo pour avoir remis à flot ces archives qui témoignent de la dureté du labeur il n'y a pas si longtemps.