• HISTOIRE du VIEUX PONT (2) - Les bâtisseurs

     

     

    tailleurs 13erecadre2

     

     

    LE PREMIER PONT DE PIERRE A PONT-SUR-YONNE

     


    Ses bâtisseurs retrouvés dans les registres paroissiaux
    1684-1701

     

    Texte de Elisabeth Chat *  

           

    Notre propos est de rendre hommage à des hommes disparus depuis plus de trois siècles, acteurs, selon leurs talents, d’un épisode important de l’histoire de Pont-sur-Yonne, l’édification du premier pont de pierre de la ville franchissant la totalité de la rivière (1)

    le pont redim.  Plan levé le 9 août 1736

     

    Dans un arrêt du Conseil d’Etat du 11 mars 1684, il est dit que ce […] pont avait été, depuis quarante ans, emporté  trois fois par les eaux et par les glaces. […]

    L’arrêt de 1684 commit le sieur Frémin, trésorier de France, et le sieur Libéral Bruand, architecte du roi, pour se transporter à Pont-sur-Yonne, visiter l’emplacement du pont à rétablir, faire un devis des ouvrages, pour le reconstruire, soit en bois, soit en pierre. Le grand pont de pierre actuel date donc de cette époque. Ce fut un travail considérable.
    L’abbé Horson reprend ainsi ce qu’écrit Théodore Tarbé de la construction du pont, dans ses Recherches historiques sur Pont-sur-Yonne (2). L’abbé historien écrit plus loin (3):  "J’ai feuilleté les registres paroissiaux depuis l’an 1589 : ils n’offrent aucun intérêt, aucun incident n’y est noté. "

          Ce n’est pas notre avis. Certains prêtres de cette paroisse, méritent tous les éloges. Conscients, peut-être, de l’importance de leurs écrits pour la postérité, ils prenaient soin de rédiger les actes paroissiaux au-delà du minimum canonique. Edme Jehannet "prestre curé et doyen de la chrétienté de Pont-sur-Yonne" qui signe de 1668 à 1695 (4) , son successeur Godeau, leurs vicaires Pourain, Audebert, Laurain et Dequeülx ont un égal souci de précision. Ils mentionnent les métiers et les titres de leurs paroissiens, prennent le temps de faire signer les témoins qui le peuvent et nous transmettent ainsi de riches informations. Ils sont attentifs au destin de leurs fidèles comme au sort des travailleurs forains (5) (entrepreneurs, compagnons, artisans ou simples manouvriers) qui contribuèrent à l’édification de ce pont. Ces prêtres,  observateurs de ces travaux hors du commun, en voisins du chantier – Notre-Dame de l’Assomption est à deux pas – admiratifs  peut-être de l’expertise humaine, veillent au salut des âmes de tous leurs paroissiens et sont les témoins précieux du grand changement que va connaitre Pont-sur-Yonne avec ce premier enjambement solide et perenne de la rivière (6).

    Une simple recherche dans les registres paroissiaux de cette époque (7), permet d'identifier les "morts pour le pont" loin de chez eux pour la plupart, et dont nous percevons la tâche au fil des pages mais aussi tous ceux qui encadrèrent ce grand chantier, ou en furent les observateurs.

     

    gravure 17eme siecle tailleurs pierre et cric sur un chanti

    Tailleurs de pierre et cric sur un chantier - gravure XVIIe siècle

     

    Jean-Michel Mathonière (8), spécialiste reconnu de l'histoire des compagnonnages de métier et tout spécialement des compagnons tailleurs de pierre, nous éclaire sur les différentes spécialités de la stéréotomie :

    • Si une distinction est faite entre piqueur et tailleur de pierre, c'est que le premier s'occupe plutôt de produire les moellons bruts et les blocs simples tandis que le second produit des pierres plus complexes et soigneusement taillées.
    • Le terme de piqueur désigne plutôt les tailleurs de pierres dures, comme le grès, le granit ou certains calcaires dits "froids". Ils peuvent le faire aussi bien en carrières que sur les chantiers.
    • L'appareilleur est le chef d'équipe des tailleurs de pierre. C'est lui qui trace les épures et les panneaux nécessaires à la taille des pierres qui seront appareillées pour former un édifice.
    •  Les poseurs sont ceux qui ensuite posent ces pierres et les maçonnent. Le terme de maçon peut tout aussi bien désigner celui qui ne fait que poser… que celui qui s'occupe de toutes les tâches de la construction ! Par exemple, le terme de "maître maçon" qui désigne généralement l'entrepreneur du chantier.

    role de 1782 2

      illustration tirée du frontispice du rôle de 1782 des Compagnons passants tailleurs de pierre d'Avignon (17)

     

    Nous trouvons dans les registres toutes ces déclinaisons de l’art de la taille de la pierre,  d’autres savoir-faire qui nous sont familiers et d’autres encore qui sont des métiers aujourd’hui disparus.

    La construction du pont de pierre a vraisemblablement duré une quinzaine d’années, de 1687, date des premiers actes d’inhumation d’artisans travaillant à cet ouvrage jusqu’à 1701, où les derniers sont mentionnés. Déterminer les causes de ces décès est cependant impossible, sauf mention contraire : accidents, rixes entre compagnons rivaux, maladies ou mort naturelle ?

    Le rapport des sieurs Frémin et Bruand de 1684 a suscité en haut lieu la décision de réaliser les travaux du pont qui commenceront un peu plus tard, sans que nous puissions en déterminer la date précise.

    ________________________________________

    (1)  Si l'on en juge par la réclamation des habitants de Pont-sur-Yonne en 1672, il semblerait qu'un pont de pierre existait jusqu'à l'île d'Amour, prolongé par un pont de bois.

    (2)  Page15, Sens, Imprimerie Charles Duchemin, 1878.

    (3)  Ibidem,page 29.

    (4) 21 avril 1695, date de son  décès, à l'âge de 58 ans.

    (5)  Des étrangers qui viennent d'autres paroisses ou d'autres régions.

    (6) Chaque année, précise l'abbé Horson, la ville employait 2000 livres à la réparation de ce pont et une année elle y avait mis 50000 livres.


    (7)  Nous devons à Bernadette Chat les
    déchiffrages et transcriptions de
    tous les actes de cette période. (A.D. Yonne, Pont-sur-Yonne 5 Mi 675/1 (1589-1673), 5 Mi 675/2 (1676-1688),  et 5 Mi 675/3 (1689-1704). Nous  la remercions affectueusement de nous avoir donné envie d’écrire ces pages,  comme nous savons gré à nos relecteurs qui se reconnaîtront, d’avoir été si attentifs, efficaces  et bienveillants.


    (8)  à qui nous devons nos minces connaissances sur les compagnonnages et que nous remercions vivement.

              ________________________________________

    Le 20 juin 1687, meurt Antoine Vergniaud, tailleur de pierre de Saint-Hilaire les Bois, pays de la Marche (9), âgé d’environ 56 ans. Assistent à son convoi, Annet et Nicolas Vergniaud, aussi tailleurs de pierre et travaillant au pont, sans nul doute apparentés, et dont un seul sait signer.

    La même année, au mois d’octobre, Guillaume Hiouf, manœuvre travaillant au pont, est inhumé le 29, en présence de Laurent Delarue et de Pierre Maubert, tous deux inspecteurs  du pont. Cet ouvrier de 22 ans était originaire de Dampierre, petite commune aux confins du département du Calvados actuel, près de Vire, au diocèse de Bayeux.
    Le 15 janvier 1689, c’est la cérémonie d’obsèques de Robert Le Fournier, tailleur de pierre, âgé d’environ 23 ans,  un « étranger » originaire lui aussi de la Province de Normandie. Sont témoins, Pierre Le Teilleur, appareilleur des Ouvrages du pont, et Christophe Amet, maçon. Tous deux signent parfaitement, d’une écriture aussi assurée que celle du curé doyen Edme Jehannet.

    Le 11 juillet suivant, Léonard Brisson, maçon né au diocèse de Limoges, se marie à 26 ans, avec une Pontoise, Marie Chaume, fille de marinier. Le doyen Jehannet a dû s’assurer, par témoignage devant notaire, de l’identité et de la liberté du marié forain, afin de pouvoir célébrer l’union. Claude Brunet, maçon, et Jean Tenin charpentier (qui signe), sont les témoins. Rien n’indique que le jeune époux soit employé à l’édification du pont. Célébrant un événement heureux, le doyen aura-t-il omis de l’indiquer ? Nous pouvons cependant affirmer qu’il en est un des artisans, qualifié de Maître maçon, à la naissance d’une fille en mai 1697. Il témoignera en 1700, aux obsèques d’un compagnon limousin.

     

      enseigne fleur de lysenseigne couronne

    Illustrations  d’après des dessins au crayon d’Augustin Genoud-Eggis, architecte.

     

    extrait d’un album de 30 dessins de vieilles enseignes du XVIIIe siècle, publié chez Granfontaine à Fribourg, Suisse. Imprimerie G. Guichard, 1914

     

    Les actes suivants nous font connaître les personnalités de la ville qui se partagent alliances, pouvoir et argent, témoins et acteurs influents de l’activité de Pont-sur-Yonne en cette fin du XVIIe siècle.

    Un grand mariage, le 6 juin 1690, réunit une très nombreuse assemblée: Gaspard Petit, Maitre Charpentier parisien âgé de 27 ans (fils d'Antoine Petit, Maitre Charpentier, Entrepreneur des Bâtiments, de la paroisse de St-Eustache) épouse à Pont-sur-Yonne Marie Bréchot, 20ans, fille de François Bréchot, marchand hôtelier, et de Marguerite Jarry. Les pères des mariés sont présents et, du côté du marié, Esprit-Elisabeth Petit, son frère, Antoine Gauthier son beau-frère; du côté de la mariée, François Bréchot, son frère, Pierre Bréchot et Claude Vié, ses oncles et Guillaume Jarry son grand-père. Tous, hommes ou femmes, sont qualifiés d'Honorables ou Honnêtes, marque de leur repectabilité. Cette alliance resserre des liens familiaux déjà existants : Antoine Gauthier est le beau-frère de Gaspard Petit et Paul Gauthier, marchand, a  épousé Marguerite Bréchot en 1683, à Pont.

    maitre de pont Nous aurons, en 1695, la confirmation que cette parentèle s'étend aux lignées de chirurgiens, prévôts, procureurs et mariniers pontois, les familles Préau et Hémon. 

    Pierre Bréchot, oncle de l'épousée, tient l'hôtellerie "où pend la marque du Dauphin" (10). C'est  certainement l'une des auberges les plus renommées de la ville : des ecclésiastiques y logent (11). L'entreprise familiale, de 1683 à 1704, passe successivement aux mains de Pierre Bréchot, oncle de la mariée, Pierre Bréchot, son frère et Paul Gauthier, son cousin (12) qui ajoutera bientôt à cette charge celle de "receveur   des consignations de la Prévôté de Pont" (13). François, son père est marchand hôtelier ; il  est également nommé "l'hoste de l'hostel de la Corne". Est-il fournisseur de vins et denrées ? Négocie-t-il avec Paris ? Depuis 1635, les coches d'eau circulent d'Auxerre à Paris, passant par Pont, et ce commerce est devenu florissant. Nul doute que Gaspard Petit ne soit descendu à plusieurs reprises à l'hôtellerie du Dauphin ou à celle de la Corne, avant d'élire domicile secondaire à Pont où il vient souvent diriger et surveiller les travaux du nouveau pont, car il est "Architecte pour les travaux du roy" (14). Nous le trouverons à plusieurs reprises, lors d'évènements heureux comme les baptèmes de ses enfants à Pont (15) et ceux de sa belle famille. Il aura à coeur d'être présent aussi lors d'évènements tragiques comme la mort accidentelle de l'un de ses compagnons, en 1700, sur laquelle nous reviendrons.chableur + treuil

    Le 19 avril 1695, nous relevons l'inhumation de Gabriel Préau , marinier. Au décès de l'un de ses enfants ,en juin 1689, nous l'avions noté Maitre chableur (16). De même dans l'acte de mariage de sa fille Anne, en 1700. Ce n'est donc pas un simple marinier ou voiturier par eau ; il a la grande responsabilité de guider les embarcations qui se présentent au passage du pont. Il procède au bon déroulement des opérations toujours délicates de traversée de la ville sur une rivière dont le débit et le courant varient selon les saisons et dont aucun canal n'a encore régulé le cours ; ni homme, ni embarcation, ni chargement , ni pile du pont ne doivent subir de dommages pendant les manoeuvres avec les cordages.* Ce marinier a dû gérer les désagréments, dangers, avatars et accidents pendant toutes les années qu'aura duré le chantier, jusqu'à sa mort à 47 ans. Il est honoré d'une sépulture dans l'église, privilège souvent réservé aux personnages d'importance. Alexandre Préau assiste aux funérailles de son père, accompagné de son oncle, Pierre Sardin et de son grand-père, Edme Hémon. 

    Gabriel Préau a travaillé en rapport étroit avec le Maître des Ponts, François Hémon, qui meurt à 42 ans, le 28 juin suivant et qui, comme lui, est inhumé à Notre-Dame. Jacques Paul Sardin, son neveu, et Jacques Vié, chirurgien, son cousin (et oncle de Marie Brechot) sont présents. Les liens professionnels, amicaux et familiaux se tissent depuis des générations et la vie continue ; les deux orphelins, Alexandre Préau, fils du Maître chableur et Marguerite Hémon, fille du Maître des Ponts, convolent le 17 juillet 1696 devant leurs parents : Jacques Vié, chirurgien, parrain de la mariée, Edme Prunay, Procureur du roi, Maître Guillaume Jarry, procureur de la Prévôté, cousin (et fils de Guillaume Jarry le vieil, procureur en la prévôté de Pont, grand-père de Marie Brechot) et de nombreux autres parents et amis.

    * les trois gravures sur bois du XIVe siècle concernant les métiers de la rivière  sont extraites de la suite consacrée aux Officiers de la Marchandise de l'eau - Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

     

    La flette est la barque étroite et allongée ,  employée comme bateau de service et de charge sur la Seine et ses affluents jusqu'au début du XIXe siécle dont se seraient servis les chableurs de l'Yonne, de la Seine et de la Marne

    flette-copie-1

      flette 3

    illustration tirée de la Grande Encyclopèdie de Diderot et d'Alembert

     

    ________________________________________

    (9) La Marche correspond à une ancienne province et comté, dont la capitale est Guéret. Elle recouvrait à peu près le département de la Creuse actuelle et s’étendait sur le Limousin et une partie de  la Charente.


    (10) Mariage Gauthier-Brechot du 23 novembre 1683. L’abbé Horson, situe, en 1878, cette hôtellerie à l’emplacement de la gendarmerie d’alors (ouvrage cité, p. 54). Pierre Brechot meurt le 23 juillet 1690.

    (11) Et y meurent : le Révérend Père Charles Picquet, prêtre religieux de la Mercy des captifs, y est mort le 21 mai précédent. Il est inhumé dans l’église.


    (12
    ) Acte de mariage Gauthier-Brechot du 23 novembre 1683, de décès de Pierre Brechot du 6 mars 1692, de baptême de Paul Daniel Gauthier du 18 novembre 1894, et de baptême de Paul Gauthier le 23 septembre 1704.


    (13) Baptêmes de ses fils, le 11 mars 1696 et le 23 septembre 1704.

    (14) Au baptême de sa fille Marguerite, 19 août 1700.

    (15) Nous avons trouvé trace des baptêmes de 3 enfants, Marie Marguerite 19 août 1691, Marguerite 5 mai 1696 et Marie Anne, 19 août 1700.

    (16) Le Dictionnaire raisonné des Sciences des Arts et des Lettres de Messieurs Diderot et d’Alembert nous apprend que « le chableur est un terme de rivière, désignant un officier préposé sur certaines rivières pour faciliter aux gros bateaux le passage sous les ponts et pertuis  et autres endroits difficiles. Ce nom vient de chable ou cable qui signifie un gros cordage, parce que les chableurs ont de grands câbles auxquels ils attachent leurs bateaux pour les tirer en montant ou descendant. » Par la suite, il désignera l’office de celui qui devait conduire les coches d’eau hors de la ville de Paris, ce que l’on appelle  aujourd’hui dans un port, le pilote

    ________________________________________ 

     

    tailleur we gravureun chantier à la fin du XVIIIe siècle -  peinture anonyme exposée au Musée Carnavalet - Paris

     


    Revenons auprès des humbles constructeurs. Nous sommes en 1700, année funeste. Parmi les compagnons, opèrent des charpentiers dont la tâche au-dessus de l’eau est tout aussi périlleuse que celles des poseurs et autres maçons. Des accidents surviennent et font de jeunes victimes. C’est le cas le 3 avril de cette année-là. Le vicaire Dequeülx enterre, trois semaines plus tard " le corps d’un nommé Henry, garçon charpentier, qui fut noyé le troisième jour de ce mois, et qui fut trouvé le vingt-troisième jour sur les neuf heures au travers de la corde du bac, âgé d’environ 23 ans, natif de Poilly, dans le cimetière de cette paroisse en présence de Mr Petit et plusieurs de ses compagnons."
    Des charpentiers signent avec Maître Petit qui n’est autre qu’Honorable Gaspard Petit,  le jeune marié de 1690. Onze ans plus tard, au baptème de Jean-Alexandre Préau, fils d'Alexandre et de Marguerite Hémon, daté du 6 novembre , il apparait encore aux côtés de son épouse, Marie Bréchot, la marraine. Il est alors dit Maitre charpentier  et bourgeois de Paris. Le parrain est Maître Jean Rognon, Bourgeois  de Paris et Juré Contrôleur de marchandise de chaux, un spécialiste intervenant sur le chantier.Chableur recadré
     Nous reproduisons dans son intégralité l’acte du décès qui survient à la fin de l’été 1700. C’est celui d’un compagnon employé depuis peu à la construction de l’ouvrage, Laurent La Bonté :
    "Ce jourd'hui dix-septième jour de septembre 1700, a été par moi curé soussigné, inhumé dans le cimetière de cette paroisse, Laurent surnommé La Bonté, compagnon passant tailleur de pierre (17) qui depuis un an ou environ, demeurait en cette paroisse et y exerçait au pont son métier de poseur de pierres âgé environ de quarante (ans), natif de St-Donat en Dauphiné, en présence d'Honorable Homme Laurent Loudet, entrepreneur des ouvrages de maçonnerie demeurant à St-Ange, paroisse de Villecerf (18) et de tous les autres ouvriers du même pont."
    Suivent les signatures de Laurent Loudet, Philippe Beloiseau, Jean Michel, Claude Chastenay, maître piqueur de grès, et Nicolas Nalli (ou Salli ?), ses compagnons de labeur, et celle du curé de Pont, Godeau.
    Cet acte est un bel hommage. Il nous livre non seulement l’identité de l’entrepreneur de la maçonnerie du pont, qui, comme les compagnons, se rend disponible pour l’adieu, mais nous fait entrevoir leur solidarité et l’attention qu’ils se portent mutuellement. Quand un deuil survient, c’est l’ensemble de ceux qui sont à l’ouvrage qui est touché et s’assemble autour de la dépouille du « frère » défunt. Le prêtre rappelle en le nommant sa lignée familiale et son origine géographique et évoque, par son surnom, au-delà des compétences professionnelles incontestables, la vertu reconnue par le groupe.
    tailleur pierre 1425Le 12 octobre suivant, un mariage nous renseigne encore sur la gouvernance éminemment familiale de la cité. Un personnage important, Maître Claude Jarry, déjà rencontré en 1696, ancien greffier de la prévôté de Pont, fils de Maître Guillaume  Jarry, Procureur dans cette même prévôté,  épouse Anne Préau, sœur d’Alexandre. On la nomme " Honnête fille Anne Préau, fille de feu honorable homme Gabriel Préau vivant Maître Chableur des Ponts de cette ville." Les frères du marié ont, comme tous les membres de la famille que nous connaissons,  des positions considérées dans la cité : Guillaume occupe la charge de prévôt de la châtellenie royale de Pont, Jacques est marchand tanneur et Nicolas, sergent royal du bailliage. Un des oncles de la mariée, Christophe Préau, est échevin de la ville.
    Les 16 et 17 novembre, trois nouveaux défunts – ont-ils été victimes d’accident, de maladie ? – réunissent la petite communauté dans l’église. On enterre le 16, Robert Bonet, piqueur de grès originaire de Fontainebleau. Comme à l’accoutumée, d’autres compagnons assistent à la cérémonie : Georges Heud, son « pays » carrier et bellifontain, proche ami et tous les autres amis piqueurs de pierre, Michel Caquet, Mathieu Lambert, Gabin Baudot, François Henri et, Pierre Aubry, Jacques Aubry, qui ne savent pas signer, à l’exception de Gabin Baudot et du vicaire, Audebert. Le 17, Jacques Bara, 60 ans, maçon poitevin de Chaselon (19) est conduit au cimetière par son fils, Jean et ses cousins Pierre et Martial Ferri, tous deux maçons. C’est donc là, toute une famille qui s’est « exilée » à Pont, à la recherche d’ouvrage. Le même jour, Jean Demora, maçon limousin âgé de 47 ans, étranger, comme tous ceux que nous avons cités, natif de Saint-Martin-Sainte-Catherine (20) est inhumé en présence d’Honorable Laurent Loudet, l’entrepreneur, Claude Chastenay, Maître piqueur de grès, Léonard Brisson, Maître maçon, Jean Bara et d’autres, ses amis. Cet acte est la dernière mention d’un travailleur mort sur le chantier.
    Au printemps suivant, Charles Lesclouzand,"manouvrier travaillant présentement à l’ouvrage du pont", présente au baptême, le 20 mars 1701 ses jumeaux nouveaux nés qui mourront avant la fin du mois. Le vicaire Audebert officie. L’un des parrains est Laurent Loudet, l’entrepreneur du Pont,  l’autre est Jean Michel, tailleur de pierre, tous deux déjà rencontrés au fil des cérémonies, dans l’église paroissiale.

    tailleur 1372

    Nous terminerons ce petit chapitre consacré à l’édification du pont de pierre de Pont-sur-Yonne par une note à la fois plus légère et sérieuse, le mariage de Simon Combaut, le 31 janvier 1702.  Tailleur de pierre né à Pontarion (21) diocèse de Limoges, présent depuis trois ans à Pont, il a travaillé au chantier sans y laisser la vie. Il a même trouvé une belle raison de la continuer sur place aux côtés d’une paroissienne ayant dépassé la quarantaine, Martine Bouverin, veuve depuis 7 ans (de Louis Dauvert,  « l’hoste  de l’hostellerie où pend pour enseigne la fleur de lys » mort à l’âge de 47 ans, le 24 janvier 1695). On sait que les compagnons venus d’autres Provinces s’hébergeaient dans les cabarets du bourg où ils étaient employés. Simon Combaut, à son arrivée à Pont, en 1699, avait-il logé à l’hôtellerie où pend pour enseigne la fleur de lys, remarqué la veuve et fini par l’épouser ? Y avait-il retrouvé ses compagnons de labeur,  horsains (22) comme lui  Normands, Poitevins, Limousins, Dauphinois, Bellifontains, Parisiens et autochtones Pontois venus se sustenter et se délasser, évoquer les parents et amis laissés au pays, raconter leurs coutumes et discuter de l’ouvrage et de son avancement ?

    Cette très courte étude ne permet pas, bien évidemment, d’évaluer  le nombre de personnes ayant œuvré au pont de Pont-sur-Yonne, mais elle indique, en « creux », une durée approximative des travaux, la diversité  géographique de la main d’œuvre et la richesse des habiletés des bâtisseurs. Elle fait peu de cas des femmes restées dans l’ombre. Elle ne permet pas non plus de connaître les appartenances éventuelles aux sociétés de compagnonnage, sauf exception (mais a-t-on jamais cherché des signes de leur travail ou de leur passage sur les pierres du pont ?). Ce recueil des traces de la vie d’artisans dans les registres paroissiaux de Notre-Dame de l’Assomption rend compte du sort de quelques compagnons oubliés, édiles ou personnalités de Pont-sur-Yonne, le temps de la construction du pont de pierre. Il nous importait de reconnaître, valoriser, et même honorer " la belle ouvrage" d’hommes talentueux et humbles, parfois identifiés, presque toujours anonymes, de cette fin du XVIIe siècle.

     

    tailleur pierres tours2 02-copie-1

             source enluminures:  Bibliothèque municipale d'Amiens

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
     

    (17)  Il existait deux sociétés : les Compagnons Passants Tailleurs de Pierre et les Compagnons Tailleurs de Pierre du Devoir Etranger, plus simplement les Passants et les Etrangers. Pour connaître l’histoire de ces compagnonnages, nous renvoyons à l’ouvrage de Laurent Bastard et Jean-Michel Mathonière : Travail et Honneur, Les Compagnons Passants Tailleurs de Pierre en Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles,  La Nef de Salomon, Dieulefit, 1996 et au site Jean-Michel Mathonière - Compagnons & compagnonnage 

    (18)  Il existait un château de Saint-Ange de Villecerf, en Seine et Marne actuelle, à côté de Fontainebleau


    (19)  Nous n’avons pas trouvé de correspondance géographique contemporaine. S’agit-il de Chaslon ?

    (20)  Commune de la Creuse actuelle.


    (21)  Village de l’actuel département de la Creuse.

    (22)  Mot de patois normand passé dans le langage courant pour nommer l’étranger à la Normandie, déformation probable du mot forain. Nous l’employons ici par malice affectueuse, puisque nous l’appliquons aux normands eux-mêmes.

    ________________________________________ 

     

      * Elisabeth Chat , passionnée d'histoire locale a écrit dans différentes revues d'histoire en particulier dans les "Etudes Villeneuviennes " Bulletin des  AVV (Amis du Vieux Villeneuve).

     

    A VOIR aussi sur ce blog:
                                            Histoire du vieux pont de pierre (1)
                                        L'article d'Elisabeth Chat sur la naissance d'un pont de pierre(3)  
                                    L'article d'Elisabeth Chat sur le plan de 1736 (4)

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Jean-Marie Létienne
    Jeudi 5 Février 2015 à 16:17
    Remarquable, comme tous les articles de ce blog.
    2
    ygnard jean
    Jeudi 5 Février 2015 à 16:17
    Très intéressant et richement illustré.
    J'aimerais si possible voir une photo plus précise du 1er document (le plan)
    3
    Jean-Marie Fleau
    Vendredi 23 Septembre 2016 à 13:29

    Bravo et merci  pour ce très intéressant article, vivant et bien documenté.

    Un descendant des  Jarry (Guillaume, Jacques etc...)

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :