• HISTOIRE DU VIEUX PONT (3) - Naissance d'un pont -

     

    Le chantier expérimental de Michel de Frémin, ingénieux ingénieur,

     

    à Pont-sur-Yonne
    Article de Elisabeth Chat*

     

     

    "Construire un pont a toujours été considéré comme l'un des actes les plus mystérieux de l'art de bâtir :

      en effet, l'homme avait à affronter, dans cet ouvrage,  à la fois l'eau, et un sol qu'il ne connaissait

      pas bien, caché qu'il était par le fleuve toujours en mouvement."

     

      Jean Mesqui : "Les ponts de France, rêves de pierre et d'eau" - Paris, Edisud, 2010

     

    CHARPENTE19 red2             nouvelles manières de former les piles-

    Encyclopédie Diderot et d'Alembert  1752 - 1772

     

    Michel de Frémin, le « Trésorier de France » venu faire le devis des travaux du pont en 1684 en compagnie de  l’architecte Libéral Bruand10, est aussi ingénieur, sinon architecte si l’on en juge par ce qui suit. On sait peu de choses le concernant11, mais il a suivi de près le chantier de Pont-sur-Yonne sans que nous ayons trouvé trace de ses interventions dans les registres paroissiaux. Cet homme de l’Art a laissé un manifeste, daté de 1702, Mémoires critiques d’architectures12. La lecture de ce livre, nous confirme qu’il travaille habituellement avec Gaspard Petit pour lequel il invente, à l’occasion d’un projet sur la Seine au port de Rouen, une machine à draguer le sable13.
    memoires freminDans son ouvrage en forme de lettres adressées à un ami, Michel de Frémin expose ses conceptions de l’art architectural, expérimentées notamment sur le chantier de Pont-sur-Yonne. Au souhait de son correspondant de construire une arche de pont, fort de son expérience icaunaise, il répond :

    « L’on vient de bâtir en grais deux arches au pont de Pont sur Yonne […] chacune a environ douze toises 
    (environ 20 m) d’ouverture ; les grais y ont plus de quatre pieds de long (environ 1,20 m) ; ainsi, leur poids et leur nature, si cette matière étoit prescrite, auroient dû faire de
    mauvais effets, mais bien loin d’en faire aucun, tout le corps de l’ouvrage est d’une beauté et d’une solidité charmante. » Le Sieur Frémin indique également la façon de maçonner ces « grais » :
    « il faut en attacher les grais avec du ciment, parce qu’il est un adjonctif plus incisif ; il faut que votre ciment soit fait d’un tuillot m
    erveilleux ; ne vous servez point du ciment que l’on vous porteroit de Paris, c’est une combinaison de carreau d’astres14 tout brûlez, avec de la tuille du Fauxbourg St-Antoine toute feuilletée, & de la brique, où il y a moitié de terre. L’étude que je me suis faite de beaucoup d’êtres que je vois dans la nature, m’ayant appris ce qu’est la glaise, & ce qu’est le grais, je n’ay point eu de peine de décider que pour lier deux grais ensemble il n’y avoit que le seul ciment avec la chaux ; en effet, mon épreuve a été confirmée dans l’ouvrage de ce Pont ».

     


     
    10 - ou Bruant, l’architecte parisien de l’Hôtel des Invalides (vers 1636-1696)
    11 - Actif entre 1665 et 1704, homme de loi, Trésorier de France, Président au bureau des Finances à Paris, affecté aux Ponts et Chaussées. Défenseur d’une architecture moderne, il s’attache plus à la beauté sobre et à la technicité qu’à l’esthétique recherchée pour elle-même.

    12- Mémoires critiques d’architectures contenant l’idée de la vraye et fausse architecture, chez Charles Saugrain, 1702, disponible sur le site de Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

    13 - Ibidem, p. 318 & 319.

    14 - L’âtre, partie de la cheminée où l’on fait le feu.

     

    charpente rednouvelles manières de former les piles- Encyclopèdie Diderot et d'Alembert   1751 -1772

     

    Ainsi, nous découvrons la technique employée pour l’édification de l’ouvrage de Pont-sur-Yonne : un matériau de caractère et d’une solidité à toute épreuve, le grès, dont il a étudié  la constitution et les propriétés, un liant de qualité, ciment et chaux, qu’il considère plus solide que le marbre lui-même et qui ne s’écrase pas sous le poids des pierres maçonnées, plutôt qu’un simple mortier de sable et de chaux qui ne résisterait pas. Une vigilance accrue et un contrôle sévère sur la composition du ciment s’imposait. Nous avons ainsi la confirmation que Maître Jean Rognon, bourgeois de Paris et Juré contrôleur des marchandises de chaux, n’était pas présent par hasard au baptême de Jean Alexandre Préau, en 1701. 
    Mais Michel de Frémin est sans doute ce que nous appellerions aujourd’hui un perfectionniste. Il veut rendre sa construction « indestructible » et parfait sa technique d’assemblage des grès :
    « J’ordonnay à l’ouvrier de faire des rayes en manière de zigzagues & des trous dans les lits & dans les joins des blocs, afin qu’y ayant mis non seulement du ciment fin, mais aussi de gros grains de ciment et même des éclats de tuillot, tout cela se corporisât ensemble, & par leur assemblage conservant une plus grande quantité d’humidité, le grais ne pût pas la desseicher."
    Et le procédé fait merveille. Il obtient des résultats à hauteur de ses espérances :

    "J’ay eu le plaisir de voir qu’en ôtant les ceintres de bois de dessous les ceintres de grais, rien n’a baissé, contre l’usage ordinaire des Ponts qui baissent quand on en ôte les ceintres de bois. »
     
     
    grès chantier 1846
    carrière de grés en forêt de Fontainebleau - illustration 1846

    Précurseur, Michel de Frémin s’oppose aux instructions alors en usage de spécialistes reconnus comme Savot et Daviler15qu’il estime fausses et qui interdisent l’utilisation du grès en maçonnerie, jugé trop lisse, glissant et trop lourd. A fortiori « dans une largeur de douze toises, il étoit sûr que les pierres tiendroient d’autant moins que les arches n’étoient point en plein ceintre », prétendent-ils, relayés par les maçons de Paris. Mais à leur encontre et avec l’aval de ses « supérieurs à qui le roy a confié le soin général des Ponts & Chaussées », qui font confiance à sa maîtrise, Frémin convainc l’entrepreneur, Laurent Loudet, d’utiliser le grès, le ciment et la chaux et se met en quête de tailleurs de pierre qualifiés, libres de préjugés, qui sauront reconnaître la noblesse et la qualité du matériau et respecter ses exigences de mise en œuvre :  
    manoche71« J’ay cherché des ouvriers moins frappez
    (sans préjugés) contre le grais que les Maçons de Paris, lesquels (ouvriers),  sur les instructions que je leur ay donné, concevans la bonté de la matière, ont entrepris l’ouvrage, et l’ont bien fait. » Il décrit ensuite le procédé de taille du grès, enrichi de sa propre technique :

    « En un moment après que le bloc est fendu, l’on en équarrit les quartiers, il ne faut que de l’eau, du charbon de terre & une barre de fer de trois doigts de large emmanchée dans un bâton ; au lieu de petits trous que l’on fait au grais avec la pointe du poinçon, l’on l’adoucit & l’on le lisse, comme du bois bien raboté ; le grais même est plus beau & plus luisant, l’on épargne la dépense de le faire piquer. »
    Ce sont donc les tailleurs de pierre,  piqueurs de grès et autres appareilleurs et maçons rencontrés au fil des registres paroissiaux qui sont ainsi loués et promus aux techniques de pointe que le maître d’œuvre  préconise et expérime
    nte sur le chantier. 
    Nous connaissons ainsi la mise en œuvre stricte et précise conduite par Michel de Frémin à Pont-sur-Yonne et les techniques employées lors de l’édification du pont : l’ouvrage a été réalisé en moellons de grès de plus d’un mètre de longueur, maçonnés au ciment et à la chaux par des ouvriers bellifontains, normands et creusois essentiellement, reconnus pour leur savoir-faire, leur ouverture d’esprit et  leurs capacités d’innovation.
     
    jp roche4
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    Les blocs de grés  sont encore très nombreux en forêt de Villemanoche; on trouve aussi des écales de grès cachés sous les mousses qui témoignent  d'anciens chantiers de fendeurs de grés disparus à la fin du XIXe siècle.
    jp roche3écales jp
    pierre2On peut penser, sans en avoir la preuve ecales 2 jpformelle, que le grès provient des carrières toutes proches de la forêt voisine où des promenades ont déjà conduit les fidèles lecteurs de ce blog et où il reste des traces d’exploitation encore visibles16, car Michel de Frémin, en sage gestionnaire, recommande : « s’il y a sur les lieux ou dans des endroits voisins des grais tendres, je m’en servirois en les faisant équarrir au feu, au lieu de les faire piquer, j’épargnerois & beaucoup de temps & beaucoup d’argent. »&Champigny 11 rainures blog SI

    La petite ville de Pont vécut, au soir du XVIIe siècle, l’aventure d’un extraordinaire chantier modèle, sous la direction d’unTrésorier de France ingénieux et novateur, affranchi des références communes et des méthodes établies, habile concepteur agréé du roi Louis XIV.
     

    Les photos faites en forêt sont de J.P.Brulé et Pierre Glaizal .

     

     

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    15 - Louis Savot, auteur de L’architecture des bâtiments particuliers, Paris, S. Cramoisy, 1624 et Charles Augustin d’Aviler, Cours d’Architecture, N. Langlois, Paris, 1691, tous deux architectes et  théoriciens notoires  au XVIIe siècle.

    16 - Il reste encore de nombreux blocs de grés dans la forêt de Villemanoche,  roches de toutes tailles  ( certaines très grosses) de la fin du tertiaire (soit environ 30 millions d'années). L'exploitation de ces grès a été très active dès le Moyen Age pour la construction des édifices religieux (la plupart des églises de la région sont en grés:Villemanoche, Pont-sur-Yonne,  Michery,  Brannay) et plus récemment pour le pavage et les trottoirs des villes. C'est parmi ces roches que l'on trouve également les "polissoirs néolithiques", témoins de la présence des hommes il y a 4000 ans.  
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    Le grés en forêt de Villemanoche 3 articles de Pierre Glaizal  sur le blog :
     
     

     * Elisabeth Chat , passionnée d'histoire locale a écrit dans différentes revues d'histoire en particulier dans les "Etudes Villeneuviennes " Bulletin des  AVV (Amis du Vieux Villeneuve).

     

    A VOIR aussi sur ce blog:

                                          
    histoire du vieux pont de pierre (1) 
                                          
     histoire du vieux pont: les bâtisseurs (2)
                                          
    histoire du vieux pont: un plan de 1736 (4) 


  • Commentaires

    1
    Jean-Marie Létienne
    Jeudi 5 Février 2015 à 16:17
    Passionnant et remarquable
    2
    jean Ygnard
    Jeudi 5 Février 2015 à 16:17
    Riche documentation et sujet au combien passionnant.
    Nous allons regarder les vestiges du vieux pont d'un oeil encore plus attentif.
    encore merci
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